Expositions du 07/06/2005 au 11/09/2005 Terminé
Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France
Une définition en trois mots qualifie le plus largement le burlesque : "comique de geste". Elle souligne immédiatement l'engagement de techniques du corps dans la définition d'un burlesque, plus que celle de tours linguistiques. Une restriction est cependant nécessaire à la détermination précise de ces techniques : elles sont soumises à l'observance d'une loi générale, un procédé de renversement. Est donc burlesque un corps en lequel s'opère l'inversion de polarités, que cette dernière s'applique aux lois physiques de la gravité et de l'apesanteur, aux lois sociales de la compétence et de l'incompétence, aux lois musculaires ou morales de la force et de la faiblesse, ou bien encore aux concurrences et aux conflits du mécanique et de l'humain. Cette logique du renversement est elle-même tributaire d'une technique première, particulièrement centrale au cinéma et qui trouve son origine dans la commedia dell'arte : la dialectique du coup et de l'esquive. L'inversion des polarités offre alors un bénéfice immédiat au corps en danger : le coup est renvoyé à celui qui l'octroie, mis à terre. Dans une représentation signifiant un déséquilibre patent entre celui qui frappe (grand et gros) et celui qui esquive (petit et maigre), un corps gagne momentanément ce qui lui semblait interdit : sa faiblesse devient une puissance. C'est en suivant ces mêmes principes de renversement, ces mêmes chaînes de réactions que le vivant peut émerger du mécanique ou, à l'inverse, que le mécanique peut surgir du vivant.
Cependant, le burlesque en art ne se restreint pas à ces techniques du corps. Elles peuvent y trouver un écho direct, et ce particulièrement à travers des performances ou des exercices physiques comme ceux auxquels se livre Éric Duyckaerts, qui enchaîne gestes et postures hétérogènes dans sa vidéo R.D.F.D.
Le procédé général de renversement peut s'appliquer, le plus directement, à des corps, dans des déséquilibres et des chutes, comme chez Bas Jan Ader, Rodney Graham ou Martin Kersels. Il peut, également, se déterminer à travers l'enchaînement d'actions sans pour autant que le corps ne soit mis en mouvement. Le clone de Gilles Barbier (Mental Projection) est inerte puisque mort : une carabine est comme suspendue dans les airs devant son visage, il a le front transpercé par une balle et la projection de sang au mur dessine la silhouette du monstre du Loch Ness. Le renversement, ici, n'est plus déterminé par les gestes d'un corps, mais par une combinaison d'éléments dont l'addition engendre un accident (lequel, contrairement aux impressions immédiates, n'est pas le coup de feu, mais le dessin au mur).
On retrouve ces accidents programmés dans des séquences où les corps sont absents, mais où sont convoqués des objets. Il s'agit, alors, de machineries, puisque ces œuvres prennent forme dans une succession d'opérations : Der Lauf Der Dinge, de Peter Fischli et David Weiss, est emblématique de ces modalités d'expressions du burlesque, comme Accidents in Abstract Painting de Richard Jackson. Cette œuvre existe en plusieurs versions : celle ici présentée met en présence un petit avion rempli de peinture, devant l'hélice duquel a été placé un ventilateur. Lorsque l'avion est mis en marche, la peinture contenue dans le réservoir est projetée sur le ventilateur, qui le renvoie immédiatement dans la direction opposée (une inversion pure du mouvement). Certaines de ces machineries peuvent entretenir un rapport plus lointain à l'accident, comme la Big Crunch Clock de Gianni Motti, qui décompte le temps nous séparant de la fin programmée de la planète Terre par l'explosion du Soleil. Des objets, grâce à des machineries simples, peuvent gagner l'apesanteur (Doppelt Gemoppelt de Jonathan Monk - forme que l'on retrouve dans la série photographique de Roman Signer, Aktion im Kurhaus). D'autres objets machineries, encore, peuvent dysfonctionner, tel ce miroir de Jonathan Monk, tournant sur lui même lorsqu'on s'en approche et refusant de refléter notre image (The Moment Before You Realise You Are Not Lost). La perturbation, l'interruption d'un processus ou d'un protocole figurent parmi les procédures burlesques pouvant renverser le « cours des choses ». Gianni Motti s'est fait une spécialité de ce type d'interventions : ses deux photos, prises lors d'un match de tennis au tournoi de Roland Garros, témoignent d'un activisme de l'inversion. Le renversement est encore présent dans l'instrumentalisation mécanique des corps chez Saverio Lucariello (Les Choses en soi) ou chez Gilbert and George (Singing Sculpture). On en retrouve encore les traces dans les sculptures de l'île de Pâques, auxquelles Olaf Breuning a rajouté des oreilles de lapins (Easter Bunnies). Ce sont aussi les contraintes arbitraires apportées au déplacement (JFK de Laurent Malone et Dennis Adams, une traversée pharisaïque de New York à deux et en ligne droite), les tracés de mouvements physiques d'insectes (Trajectoire d'une fourmi, Trajectoire d'une mouche de Pierre Malphettes)…
La description, incomplète, de ces différents procédés de renversement, dévoile la méthode qui a présidé au choix des œuvres retenues dans cette exposition, ainsi que le parti arrêté pour leur présentation. On comprend, dès lors, que notre intérêt ait été focalisé plus sur des logiques opérationnelles que sur des analogies formelles. D'une certaine manière, on pourrait affirmer que Der Lauf der Dinge de Peter Fischli et David Weiss a servi de "patron" (au sens couturier du terme) : tout y repose sur un jeu d'écarts, de continuités et de rappels entre des œuvres saisies dans leur capacité à produire des opérations ; tout le cheminement dans l'espace y est conçu comme un jeu de circularités.
En introduction, proposant une transaction nulle, le distributeur de pièce d'un euro à un euro, de Claude Closky, suivi d'une vidéo de Michael Smith, aux airs de manuel pratique (How to Curate Your Own Group Exhibition). Puis, cinq espaces structurent le parcours de l'exposition.
1) Le premier espace regroupe des œuvres autour de la dialectique du mécanique et du vivant (corps automates, gymniques, désynchronisés, avec Anne de Sterk, Anna et Bernhard Blume, Gilbert and George, Dennis Oppenheim). Ce premier assemblage conduit à la projection, en salle, d'une œuvre de Rodney Graham, Vexation Island, qui assume, avec Der Lauf der Dinge de Fischli et Weiss - située pour sa part à l'autre extrémité du parcours, au fond de la dernière salle -, un rôle programmatique. S'y joue en effet la mise en boucle d'une action, la chute d'un corps. La répétition infinie de cette chute, qui lui vaut son titre de vexation (en relation directe avec l'œuvre pour piano d'Erik Satie), suspend son temps par sa propre répétition.
2/3) Cette dilution de l'action, ces suspensions du temps se retrouvent dans un deuxième espace consacré aux vexations. Y fait immédiatement écho, dans la même salle, un troisième espace consacré aux destructions. L'exploration de "gestes" temporels se divise donc, dans cette pièce, en deux mouvements symétriques. Y sont présentées, comme en miroir, des œuvres d'artistes (la plupart d'entre eux disposant d'une œuvre dans chaque espace) selon qu'elles mettent en jeu des procès opposés de dilatation ou de compression du temps.
Des vidéos projetées sur la cimaise centrale divisant cette salle reprennent, comme en contrepoint, ces découpages, et organisent leurs lignes de fuite.
Pierre Malphette
Trajectoire de mouche
2003
Neon, 80 x 220 cm
4) Dans un quatrième espace (la dernière salle), sont réunies des propositions qui, poursuivant cette amplification du temps, la matérialisent à travers des trajets physiques. Différents parcours sont ainsi envisagés, du plus rapide au plus lent. Y sont également présentées des cartes représentant d'improbables déplacements de populations, des sculptures oscillant entre architecture et moyens de transport (Model: Decoy Home de Kim Adams) et un film d'animation de Francis Alÿs, The Last Clown, où un homme seul, figure semblable à celle de l'arpenteur kafkaïen, chute systématiquement alors qu'il essaie de caresser un chien…
5) Dans un cinquième espace (le foyer audiovisuel situé au niveau -1), est réunie une sélection de courtes vidéos qui ont pour trait commun d'expérimenter certaines modalités de production de l'action. Lorsqu'un acte inutile est qualifié par son emphase ou, au contraire, lorsqu'un acte nécessaire est contredit par ses conditions de production, s'affirme avec le burlesque un certain héroïsme, déterminé par la résistance de l'acte au contexte dans lequel il se déploie.
La répartition des œuvres dans l'espace du Jeu de paume ne recoupe donc pas de partage thématique : elle tente au contraire d'organiser la combinaison de techniques et de procédés communs qui s'appliquent à des idées différentes. S'en dégagent des rapports d'enchaînements et de ruptures accidentels entre les œuvres, qui donnent à voir un "cours des choses".
Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France